Critique du livre (4)

Afrique Asie – septembre 2009

 

À travers de palpitantes biographies d’agents secrets qui se sont affrontés pour contrôler les principales sources de pétrole, du Caucase jusqu’à l’Arabie, Gilles Munier décrit dans « Les Espions de l’or noir » la mise sous tutelle de ces richesses par les grandes puissances.

 

Intrigues pétrolières

par Amadeo Piegatore

 

« Une goutte de pétrole, vaut une goutte de sang », aurait affirmé Georges Clemenceau, président du Conseil français au cours de la Première Guerre mondiale. Plus près de nous, nombreux sont ceux qui affirment que ce même pétrole serait le véritable moteur de l’histoire du Proche-Orient. Pour eux, derrière le rideau des apparences, la guerre en Irak, les menaces contre l’Iran, le rôle d’Israël ou les opérations terroristes ne seraient, en dernière analyse, que des intrigues destinées à contrôler le précieux liquide. Le seul moyen de se faire une opinion est de se rendre dans les coulisses des deux derniers siècles. Avec le temps, les langues se sont déliées, certains des protagonistes ont rédigé leurs mémoires, de nombreuses archives sont devenues accessibles. Comme aujourd’hui reste proche d’hier et que l’être humain n’a pas changé, l’éclairage donné à ce passé permet par extrapolation d’entrevoir ce que pourraient être les enjeux actuels.

 

C’est le pari qu’a engagé Gilles Munier. Après avoir examiné à fond une montagne de livres (dont atteste la bibliographie qu’il a retournée dans tous les sens), comparé et confronté les témoignages des protagonistes et jaugé cette littérature (souvent hagiographique) à l’aune de sa profonde connaissance de l’histoire de l’Irak moderne (deuxième réserve mondiale de pétrole), il nous livre un récit extrêmement vivant et solidement documenté de l’affrontement qui déchire les puissances à la conquête de l’or noir.

 

Dans cette bataille, il y a les gagnants et les perdants, mais les uns comme les autres ont utilisé toutes sortes de moyens pour parvenir à leurs fins. La séduction comme la trahison, la vénalité ou l’idéalisme aussi bien que la manipulation ou le double et le triple jeu ont tous été présents. Ils sont remarquablement décrits dans un style simple et qui ouvre à chaque pas de nouvelles perspectives, des interrogations insoupçonnées. Munier nous met si bien l’eau à la bouche qu’on aimerait bien l’interroger tant et tant de fois.

 

Qui donc a tué, en novembre 1948, la belle et troublante Marguerite d’Andurain sur une plage de Tanger ? Était-ce d’anciens nazis ? Ou bien les services secrets du jeune État d’Israël, inquiets de la cargaison d’armes qu’elle avait chargée sur son yacht à destination des Palestiniens ? Et le célèbre Lawrence d’Arabie, est-il vraiment mort d’un banal accident de moto ? Ou bien sa mort s’inscrivait-elle dans un moment d’avant-guerre où l’Angleterre hésitait sur l’attitude à adopter par rapport à l’Allemagne nazie ? Quels sont les intérêts qui se sont déchaînés autour du Caucase et de son pétrole depuis le milieu du xixe siècle, et surtout dans les deux premières décennies du xxe siècle ? Diffèrent-ils tellement de ceux que nous voyons resurgir aujourd’hui ? Qui était donc le vrai personnage derrière Sidney Reilly, le James Bond de l’anticommunisme des années 1920 ? Comment est-il parvenu à se faire passer à la fois pour bolchevik et à pénétrer les arcanes du pouvoir révolutionnaire, tout en s’y opposant ? Qu’en est-il de Saint John Philby – le père du fameux agent double Kim Philby qui trahit la Grande-Bretagne pour l’Union Soviétique ? Était-il lui aussi, comme son fils, un traître, mais cette fois en faveur des États-Unis, vers lesquels il poussa ‘Abdel ‘Aziz Ibn Saoud dont il était le mentor ? En tout cas, il est clair qu’en faisant basculer l’Arabie Saoudite et son pétrole du côté américain, son rôle a été déterminant.

 

Ces quelques questions jetées au hasard d’une lecture passionnante ne sont que la partie émergée d’un iceberg de réflexions qui viennent à l’esprit au fil des pages. Les notes qui accompagnent le texte ouvrent de nouveaux horizons, croisent des informations sur des personnages rencontrés ici ou là. Il est vrai que l’ouvrage débute par une brève mais très utile introduction des principaux espions évoqués dans la suite, ce qui permet, avec l’index, de s’orienter sans peine dans un monde secret et souvent inconnu du grand nombre. Qu’il s’agisse de Wilhelm Wasmuss, l’insaisissable agent du Kaiser qui souleva les tribus iraniennes contre la Grande-Bretagne et la Russie au cours de la Première Guerre mondiale, ou de Gertrude Bell, la maîtresse femme qui présida aux manœuvres ayant donné naissance à l’Irak moderne, après son arrachement à l’Empire ottoman, ou encore du capitaine William Shakespear (quasi homonyme de l’écrivain), qui fut le prédécesseur de Philby auprès de ‘Abdel ‘Aziz Ibn Saoud, ces personnalités d’exception sont surtout connues des spécialistes. Gilles Munier nous introduit dans leur histoire, nous dépeint leur action et ce faisant lève un des voiles qui recouvrent les luttes pour le contrôle des sources d’énergie.

 

Pour illustrer une telle exploration, trois cartes et de très nombreuses photos des protagonistes ne sont pas de trop. Elles permettent de situer les lieux et de mettre des visages sur ces noms, de les humaniser. Partout les précisions fourmillent, même si on regrette parfois que Munier n’ait pas pris le temps de corriger quelques coquilles, secondaires certes mais agaçantes (telles Wilemstrasse pour Wilhelmstrasse, le ministère des Affaires étrangères allemand). Chemin faisant, se découvrent aussi des personnalités singulières. Tel ce John Eppler, alias Saleh Jaafar, né de l’union d’une Allemande et d’un Libanais, adopté par un magistrat égyptien et qui, étant devenu l’agent de Berlin, a parcouru la région dans tous les sens, vécu de palpitantes aventures, puis est entré en contact avec Hassan el-Banna, fondateur des Frères musulmans, avant d’être arrêté par l’Intelligence Service au Caire. Ou encore, plus étrange, ce William Cohen Palgrave, agent secret des jésuites et de Napoléon III au cœur de l’Arabie, dont il espérait convertir les habitants au christianisme, étant lui-même passé successivement de l’anglicanisme au catholicisme et du catholicisme au judaïsme. Dans ces cas comme dans d’autres, on est surpris de constater que les personnalités de premier plan ont été amenées à croiser ces hommes de l’ombre, qui cherchaient à les intégrer dans leur jeu, à les instrumentaliser.

 

Finalement, si l’on dépouille ces biographies de leur aspect romantique, on en arrive à une suite d’actions souvent violentes, orientées par la volonté de domination et l’appât du lucre. Ainsi que l’observe Munier dans son avant-propos, « cette saga, qui tient du roman d’aventure, ne devrait pas faire rêver, tant sont incommensurables les malheurs qui s’abattent, depuis plus d’un siècle, sur les peuples détenteurs de ces richesses… Le deux poids deux mesures des Occidentaux, dès que leurs intérêts pétroliers sont en jeu, n’étant pas près de trouver son terme, l’avenir ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices. » Pourtant, ce n’est pas en se voilant la face et en ayant le comportement de l’autruche que l’on parvient à appréhender les réalités qui nous entourent et parfois nous menacent. La mise en évidence du lien très fort qui rattache espionnage, pétrole et devenir des sociétés est clairement décryptée dans ce livre. Il faut en profiter.

 

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